Ce commentaire fait partie d'une série de commentaires féministes de la Bible en cours d'écriture.
L'évangile
selon Matthieu commence par une généalogie de Jésus-Christ bien
étrange. Des hommes se suivent qui, depuis Abraham, engendrent des
fils qui engendrent à leur tour, pour enfin, à la
quarante-et-unième génération, engendrer Joseph, « l'époux
de Marie, de laquelle est né Jésus ». On pourrait se dire, à
quoi bon cette généalogie si finalement aucun de ces hommes n'est
l'ancêtre biologique de Jésus-Christ ?
Les généalogies de la Genèse
Dans un
premier temps, on pourrait se dire qu'en débutant son évangile par
cette généalogie, Matthieu entend montrer comment Jésus-Christ
s'enracine dans l'histoire du peuple juif, à quel point donc il en
fait partie. Le style des généalogies est en lui-même courant dans
la bible hébraïque. La manière d'introduire cette généalogie,
« livre des origines de Jésus-Christ » renvoie
littéralement à la généalogie des descendants d'Adam en Genèse
5. Cette généalogie d'Adam enchaîne les patriarches aux longévités
proverbiales jusqu'à Noé. Puis après le récit du déluge, se
succèdent en Genèse 10 les généalogies des trois fils de Noè, jusqu'à
Abraham issu de la lignée de Sem. Ainsi en commençant depuis
Abraham, Matthieu semble finir la généalogie commencée en Genèse
5, depuis Adam jusqu'à Jésus-Christ.
Faire une
généalogie pour situer un être humain n'est pas anodin. C'est en
soi avoir une certaine vision de ce qui fait l'identité de
quelqu'un. Est-ce-que la liste des ancêtres, les personnalités de
chacunë d'entre elleux, les constantes qu'on peut remarquer entre elleux,
permettent de prévoir qui sera l'héritiëre de cette succession ?
C'est peut être en tout cas ce que nous cherchons nous même quand
nous nous intéressons à notre propre généalogie. Est-ce vraiment
l'intention théologique des généalogies bibliques, celles de la
Genèse comme celle de Matthieu ? La généalogie d'Adam
commence par un rappel de la création de l'humanité selon Genèse
1,26 : « Le jour où Dieu créa l'humain, il läe fit à la
ressemblance de Dieu, mâle et femelle il les créa, il les bénit et
les appela du nom d'humain au jour de leur création. Adam vécu cent
trente ans, à sa ressemblance et selon son image il engendra un fils
qu'il appela du nom de Seth ». Nous sommes dans la suite
directe du récit de la création en sept jours, qui a été
interrompu par les récits du jardin et d'Abel et Caïn par la
recomposition finale de la Bible. Nous nous situons aussi dans une
même théologie et anthropologie que Genèse 1: l'humain a été créé « à
l'image et à la ressemblance » de Dieu. En Genèse 1,26 comme
en Genèse 5, c'est l'humain « mâle et femelle » qui est
à l'image de Dieu. Ce qui veut dire que Dieu ne peut être considéréé
comme uniquement masculin. Dehors donc l'image du vieux barbu. Cela
veut aussi dire que c'est en tant que masculin et féminin que
l'humanité reflète l'image de Dieu. En Genèse 5,3 est précisé
plus en détail comment l'humanité est « à l'image et à la
ressemblance » de Dieu: en engendrant, et en nommant.
C'est la fécondité de l'humanité qui la rend « à l'image et
à la ressemblance » de Dieu. Cette fécondité ne se résume
pas à la capacité de procréer. Elle engendre et elle nomme sa
progéniture. Les deux dimensions sont indissociables. Du coup, la
généalogie prend un autre sens. Cette succession de générations
accomplit déjà l'Incarnation. Chaque engendrement réalise
l'humanité « à l'image et à la ressemblance » de Dieu.
C'est pourquoi nommer chaque génération importe. Ce n'est pas une
succession anonyme de génération qui n'auraient eu comme seul
mérite que de survivre. Chacun a reçu de ses parents un nom qui l'a
fait autant advenir à l'humanité que son existence biologique. Ce
faisant, cette chaîne était déjà l'incarnation de Dieu dans le
monde à travers cette humanité « à son image et à sa
ressemblance ».
Mais alors,
s'il est clair pour l'auteur sacerdotal de la Bible que l'humanité
est à l'image de Dieu en tant qu'elle est à la fois masculine et
féminine, pourquoi ne nomme-t-il qu'une succession d'hommes ?
Pourquoi, en Genèse 5, Adam semble engendrer Seth sans la
participation d'Eve? Je ne sais pas. Je note une contradiction.
D'une part l'affirmation deux fois répétée « Dieu créa
l'humain, il läe fit à la ressemblance de Dieu, mâle et femelle il
les créa » semble établir fermement une théologie, qui est
aussi une anthropologie, qui fait un lien entre Dieu et l'humanité,
et ce lien se rapporte à l'humanité à la fois masculine et
féminine. D'autre part, les généalogies de la Genèse semblent
dire que seul des personnages masculins réalisent l'image et la
ressemblance de Dieu en engendrant et en nommant des fils. Ce qui
introduit une seconde raison de s'étonner. Car le bon sens indique
plutôt que ce sont les femmes qui manifestement engendrent. On
pourrait tenter de dédouaner le texte biblique de toute intention
misogyne en arguant que le texte insiste sur la succession masculine
pour justement montrer que les femmes ne sont pas seules à réaliser
la capacité divine d'engendrer. Cette image et ressemblance de Dieu
n'est pas limitée à la capacité biologique de procréer, mais
relève surtout de la disposition de l'humanité à être parent
vis-à-vis de ses enfants, de les nommer et de les bénir. Mais il me
paraît exagérer pour exprimer cela d'oblitérer totalement la
présence des femmes dans ces généalogies.
A ce point
de ma réflexion, il me semble que ces généalogies sont le reflet
de l'organisation patrilinéaire des familles à l'époque de la
rédaction de ces textes. Emmanuel Todd, dans « L'origine des
systèmes familiaux, tome I. L'Eurasie », compare les systèmes
anthropologiques relevés par l'ethnologie et l'histoire à travers
le continent eurasiatique et propose un scénario d'évolution des
systèmes familiaux. Le système familial le plus ancien selon son
analyse serait la famille nucléaire bilatérale, c'est à dire une
famille structurée uniquement autour du noyau des parents, et où la
transmission et le choix de résidence des enfants une fois qu'ils se
marient se fait de manière indifférenciée du côté paternel ou du
côté maternel. C'est au fur et à mesure de la hiérarchisation de
la société, comprimée dans un environnement que les humains
occupent de manière de plus en plus dense, que la famille évolue à
la fois vers des formes de plus en plus complexes et de plus en plus
patrilinéaires. L'émergence, puis le renforcement, de la
patrilinéarité au cours de l'histoire vont de pair avec un contrôle
croissant des femmes par les hommes. Il s'agit de s'assurer que la
descendance d'une femme est bien le produit de la semence de l'homme
qui lui est attribué. Emmanuel Todd montre qu'au cours de leur
histoire ce renforcement croissant de la patrilinéarité ne va
jamais sans résistances. Cela conduit parfois à l'institution de
sociétés matrilinéaires (qui ne sont pas pour autant matriarcales)
en périphérie de sociétés patrilinéaires. Deux foyers de
civilisation ont certainement « inventé » la
patrilinéarité : la Chine et la Mésopotamie. Le milieux
culturel des auteurs de la Bible fait typiquement partie de la
périphérie de la Mésopotamie. Il serait intéressant de relire
l'Ancien Testament avec les outils de l'exégèse historique en
essayant de repérer des témoins successifs de bilatéralité,
matrilinéarité et patrilinéarité qui sont censés s'être
succédés parmi les milieux bibliques si l'hypothèse d'Emmanuel
Todd est juste. Pour l'instant, et en supposant l'hypothèse de Todd
comme vérifiée, universellement (il faudra attendre ce qu'il en dit
lui même de l'étude des systèmes familiaux en Afrique et en
Amérique) et dans les milieux bibliques, je retiens que la
patrilinéarité n'est pas originelle dans l'humanité. Au contraire,
la plus ancienne forme de relations de pouvoir et de possession dans
les familles était l'indifférence quant au sexe de chacun. J'ose
affirmer que l'anthropologie-théologie biblique, en tout cas
l'anthropologie-théologie dans le cadre du premier récit des
commencements, que je propose d'appeler « septadienne »,
souscrit à cette vision indifférenciée de l'humanité. C'est mâle
et femelle à la fois que l'humanité peut être dite à l'image de
Dieu. Par contre dans la pratique, les auteurs des généalogies
sacerdotales de la genèse étaient déjà dans un monde mental où
la famille était patrilinéaire. Il serait très long de discuter
comment une telle contradiction peut être présente dans le texte de
la Genèse dont nous disposons. Rappelons seulement que ce texte est
le résultat d'une très longue histoire rédactionnelle, que l'on
peut résumer schématiquement en 1) rédaction indépendante de
plusieurs corpus (sacerdotal vs yavhiste), 2) réunion plus ou moins
juxtaposée des différents corpus en un seul texte, 3) plusieurs
ré-écritures (à l'occasion de copie, ou de recomposition) qui
suivaient à la fois les objectifs d'une certaine fidélité aux
textes précédents, de la meilleure cohérence globale du texte
final et d'une bonne correspondance avec la théologie des
auteurs-lecteurs successifs. Cette histoire rédactionnelle complexe
permet de rendre compte qu'on ait des traces dans le même paragraphe
à la fois d'une théologie-anthropologie qui affirme l'égale
importance du féminin et du masculin pour que l'humanité soit à
l'image de Dieu, l'anthropologie-théologie septadienne, et d'une
vision très fortement patrilinéaire de la famille (au point de nier
toute présence féminine dans une généalogie).
Matthieu se réfère
à un texte de la Genèse qui devait être assez proche de la version
massorétique qui est à la base de nos traductions contemporaines.
La question alors est : comment Matthieu se positionne vis-à-vis
de ces généalogies en rédigeant la généalogie de Jésus-Christ ?
Quel accueille fait-il à la théologie-anthropologie septadienne ?
Est-ce-qu'il admet sans l'interroger l'évidence de la
patrilinéarité ?
Les
femmes dans la généalogie de Jésus-Christ, subversion de la
filiation biologique.
La
généalogie de Matthieu n'est pas purement patrilinéaire. En fait,
comme nous le faisons remarquer dès le début, la dernière étape
de cette généalogie est absolument matrilinéaire. Matthieu ne
rentre pas dans les détails de la conception de Jésus. Il dit
seulement « [Marie] se trouva enceinte par le fait de l'Esprit
Saint » (Mt 1,18). Cette phrase, sans connaître les autres
évangiles ni les dogmes sur la virginité de Marie, pourrait être
interprétée de nombreuses manières. La plus simple serait d'y voir
une banale affaire de fille-mère. En tout cas on est sûr d'une
chose, Joseph n'est pas le père biologique de l'enfant. J'ai entendu
dire que cette situation se produit en fait relativement souvent,
dans un tiers des cas. Ce qui rend l'exercice de chercher ses
ancêtres en remontant de père en père tout à fait vain au bout de
trois ou quatre générations, puisqu'alors, statistiquement,
l'aïeul est plus certainement un ancêtre
adoptif qu'un ancêtre génétique. Dans le cas de la généalogie de
Jésus-Christ selon Matthieu, avec quarante générations entre
Abraham et Joseph, la probabilité qu'ils soient liés biologiquement
de père en fils, c'est à dire qu'ils partagent le même chromosome
Y, est inférieur à un dix millième (0.6640).
Matthieu
nous donne des raisons supplémentaires de douter. Cinq femmes sont
citées parmi quarante-et-un hommes. Deux sont des personnes
prostituées, une est étrangère à Israël, une a été prise par
David à son mari légitime, et la dernière est enceinte avant le
mariage : Thamar, Rahab, Ruth, « la femme d'Urie »
et Marie. Aucune de ces femmes n'est citée au hasard, ou du fait de
sa célébrité. Si ça avait été le cas, Sarah, la très célèbre
épouse d'Abraham et mère d'Isaac, à qui la Bible donne une place
importante, aurait été citée.
Pour
autant, Matthieu ne ridiculise pas la généalogie de Jésus-Christ.
Il n'est pas entrain de dire que Joseph serait un bâtard. Ces cinq
femmes ne sont pas citées pour mettre le doute sur la réalité
biologique de cette généalogie. L'obsession du lien biologique
entre ces générations est de toute manière vaine, puisque Joseph
est père adoptif. Elles sont citées pour manifester comment
Jésus-Christ est adopté par l'humanité. Il s'inscrit dans une
histoire et dans une culture. Il se trouve que cette culture est
patrilinéaire. Il faut prendre au sérieux l'humanité de chacun de
celles et ceux qui ont constitué un maillon de cette chaîne de
générations. Pour autant il ne faut pas prendre au sérieux
l'obsession de cette culture pour la succession de père en père, ni
la prétention que cette lignée soit « pure »
ethniquement. Ruth et Rahab sont là pour attester du contraire. Il
ne faut pas non plus croire que tous ces ancêtres auraient préparé
la venue du Messie en maintenant une lignée irréprochable sur le
plan moral : la manière avec laquelle David, le roi de qui doit
descendre le Messie, engendra Salomon, le plus sage des Rois,
contrevient doublement au Décalogue, ce fut un adultère associé du
meurtre d'Urie, l'époux légitime. Jésus est accueilli par Joseph.
Ce qui a engendré Joseph, c'est un processus biologique dans lequel
on peut repérer un père et une mère, mais c'est surtout une
adoption qui lui a donné un nom et qui le fait compter parmi les
humains. A chaque génération, un engendrement similaire a eu lieu.
Dans cette chaîne, la partie biologique est évidemment importante,
elle est la condition matérielle pour qu'il y ait un être humain à
chaque génération. Mais le plus important, à la suite de la
vocation de l'humanité à être « à l'image et à la
ressemblance de Dieu », c'est l'adoption qui s'est produite à
chaque fois. Chacun a reçu un nom. Il est assez probable que le
tiers d'entre eux n'est pas le fils biologique de son père. Mais
chacun est authentiquement fils, puis père.
Ce qui
importe donc dans cette généalogie, ce n'est pas la continuité des
filiations biologiques, mais l'adoption. L'engendrement est avant
tout une adoption. Pour les mères, il est évident qu'elles sont
procréatrices, donc créatrices comme Dieu. Pour les pères, ils
sont tentés d'affirmer leur participation à cette force
procréatrice à travers le pouvoir de leur semence, pouvoir
tellement faible que s'ils n'ont que ça, ils doivent l'assortir de
coercition pour s'assurer que leur semence a bien participé à la
procréation. Mais en fait, c'est par l'adoption qu'ils participent
authentiquement avec les femmes à la procréation de l'humanité.
C'est en considérant l'adoption que l'on peut sans ridicule
construire un arbre généalogique en ne suivant que la lignée
masculine.
La
prostitution dans la généalogie de Jésus-Christ.
Il est
particulièrement intéressant que deux de ces cinq femmes soient
associées à la prostitution.
Thamar
représente l'apparition de la prostitution dans une société
pastorale (Gn 38). Thamar était promise aux fils de Juda. Ceux-ci ne
purent pas, ou ne voulurent pas, la rendre enceinte. Ce faisant, ils
lui interdisaient de trouver un statut social. Thamar fut renvoyée
dans son clan d'origine, et alors totalement marginalisée. Elle
utilisa comme subterfuge de se déguiser en prostituée pour coucher
avec son beau-père, Juda, et ainsi obtenir un enfant de son sang.
L'épisode de Thamar me semble témoigner de l'apparition de la
prostitution, qui n'est donc pas le plus vieux métier du monde, mais
une réalité liée à un contexte précis de l'histoire de
l'humanité. Quand le statut des femmes cesse d'être égale de celui
des hommes, ou en tout cas cesse d'être intégré à des relations
d'échanges réciproques des jeunes entre clans, pour être soumis à
l'arbitraire d'une famille d'accueil dans le cadre d'un système
exogame codifié, certaines femmes peuvent se retrouver sans statut,
et alors être poussée à la prostitution. Dans le cas de Thamar, on
a un happy-end puisque Juda reconnaîtra qu'elle a été plus juste
que lui. Thamar devient aussi la figure de la résistance des femmes
à cette évolution, à leur combat pour transmettre la vie et le
sens de la vie malgré l'égoïsme et la violence croissante des
hommes dans une société de plus en plus patriarcale.
Rahab
représente elle une forme de prostitution plus urbaine (Js 2).
Prostituée dans Jericho, apparemment intégrée dans la société
cananéenne d'avant l'invasion par les hébreux, quoiqu'elle habitait
près des remparts, donc peut être quelque peu marginalisée, elle
aide les espions de Josué à fuir Jéricho et donne des informations
qui permettront la victoire et l'entrée du peuple dans le pays de
Canaan après quarante ans d'errance depuis la sortie d'Egypte.
L'acte de Rahab est un acte de foi. Elle professe sa foi aux espions
de Josué quand elle les accueille (Js 2,9). Elle se fie au Dieu qui
a libéré les hébreux d'Egypte. Suite à sa participation à la
victoire de Josué, elle et sa famille seront intégrées au peuple
hébreux.
La
prostitution est un thème important de la Bible. Je m'étonne que
certains thèmes aient pris aujourd'hui tant d'importance dans les
préoccupations des catholiques, alors qu'ils sont abordés dans la
Bible de manière tout à fait anecdotique, voire elliptique. Je
pense en particulier à l'homosexualité dont on ne trouve de
condamnation qu'en tordant l'interprétation de certains passages du Lévitique (Lv 18,22),
ou la masturbation et le coït interrompu que le « crime
d'Onan » condamneraient alors qu'il semble évident dans le
contexte que c'est plus le fait de marginaliser Thamar en refusant de
l'accueillir que de « laisser perdre sa semence » qui a
été condamné (Gn 38,9). Par contre la prostitution à laquelle a
été contrainte Thamar suite au crime d'Onan, et qui semble
indifférer la majorité des membres de l'Eglise catholique, est un
thème central chez les prophètes. La première fois que l'on a
parlé de la relation entre Dieu et l'humanité avec le vocable de
l'amour, c'est dans le livre d'Osée, dont l'acte prophétique
revient à épouser une « femme se livrant à la prostitution
(…) car le pays ne fait que se prostituer en se détournant du
Seigneur » (Os 1,2). Après Osée, on retrouve la métaphore de
l'idolâtrie comme une prostitution aussi bien chez Isaïe, Amos et
Ézéchiel. Ainsi, Matthieu en citant dans la généalogie de
Jésus-Christ deux femmes qui ont connu la prostitution, rappelle
aussi comment l'humanité entière est concernée par ce détournement
de l'amour que constituent la prostitution et l'idolâtrie. Osée
nous montre que les épousailles s'opposent à la prostitution comme
la foi s'oppose à l'idolâtrie (Os 2,18). Les mots utilisés par
Osée pour dire son amour à son épouse, Gomer, sont les mêmes que
ceux d'Adam quand il se réveille et se retrouve pour la première
fois face à Eve : « celle-ci, on l'appellera épouse, car
c'est de l'époux qu'elle a été prise » (Gn 2,23). Or c'est
aussi ainsi que Joseph est présenté dans la généalogie de
Jésus-Christ : « l'époux de Marie » (Mat 1,16).
Pour ce qui est de l'amour entre humains, le second récit des
commencements de la Genèse indique qu'à l'origine les amants,
pourtant deux individus séparéés, deviennent même chair. Ils se
nomment l'un l'autre « épouxe ». Les prophètes, en
dénonçant l'idolâtrie comme une forme de prostitution, dénoncent
tout autant la prostitution comme une perversion de l'amour. Osée,
explicitement, indique que la vocation d'un couple humain est de
retrouver la réciprocité et la tendresse qu'avaient au commencement
Eve et Adam l'un pour l'autre. Il espère le temps à venir où sa
femme l'appellera « mon époux », et non plus « mon
maître / mon Baal ». La généalogie de Jésus-Christ selon
Matthieu se fait donc l'écho de la prophétie d'Osée. L'humanité
qui s'est succédée avant Joseph a connu la prostitution. Souvent la
morale spontanée des chrétiens fait porter la faute de la
prostitution sur les personnes prostituées. Les prophètes, quand
ils accusent le peuple de prostitution, accusent avant tout ceux qui
ont prostitué le peuple, c'est à dire les prêtres et les puissants
(Is 3,14 ; Os 4,13-14). On voit dans l'épisode de Thamar que
c'est Juda qui reconnaît avoir été injuste vis-à-vis de sa
belle-fille. Injuste triplement en fait: injuste parce qu'il l'a
renvoyé de son clan la condamnant à la misère, injuste parce qu'il a été
client d'une prostituée, et injuste parce qu'il s'apprêtait à exclure
définitivement Thamar du seul fait qu'elle s'était retrouvée enceinte. La
faute de la prostitution de l'humanité ne reposent pas sur les
deux femmes prostituées citées dans la généalogie. Elles
sont citées pour rappeler la compromission de l'humanité entière
avec la prostitution. Elles montrent par contre que les premières à
résister à la prostitution, ce sont les femmes prostituées. Thamar
piège l'égoïsme de Juda en démontrant qu'il ne pouvait pas
accuser sa belle-fille alors que c'était lui qui s'est permis de
profiter du corps d'une femme dans la prostitution. Rahab explique
son soutien apporté aux espions de Josué par une profession de foi.
Elle adhère à la cause du peuple qui a été libéré d'Egypte.
Est-ce-qu'elle espère une libération pour elle-même ? En tout
cas, il n'est pas dit qu'une fois intégrée au peuple hébreux elle
continue à être prostituée. La fin de la généalogie affirme que la prostitution n'est pas une fatalité pour les
relations d'amour entre humains. Joseph est l'époux de Marie. Nous
verrons dans les versets suivant à quel point il se comporte
authentiquement comme époux, et non pas comme le maître de sa
femme, comme un de ces Baals conjugaux que dénonce Osée.
Une
généalogie de l'incarnation
La
généalogie de Jésus-Christ selon Matthieu enracine bien Jésus
dans l'histoire de l'humanité. Une humanité particulière, celle
des juifs, celle de la famille de Joseph. Une lecture féministe de
cette généalogie est tout de suite attentive au fait que la lignée
décrite cite huit fois plus d'homme que de femme, et surtout que la
succession ne suit qu'un critère patrilinéaire. Le style de cette
généalogie renvoie littéralement aux généalogies sacerdotales de
la Genèse, depuis Adam jusqu'à Noé (Gn 5) puis de Noé jusqu'à
Abraham (Gn 10). Nous croyons identifier dans ces généalogies de la
Genèse l'affirmation d'une « anthropologie-théologie
septadienne » pour laquelle l'humain, masculin et féminin, a
été crééé à l'image de Dieu. C'est en engendrant que l'humain est
à l'image de Dieu. Le texte de la Genèse témoigne aussi d'une
époque où la culture des auteurs de la Bible était devenu
fortement patrilinéaire. Il nous semble évidemment que cette
pratique patrilinéaire est en contradiction avec
l'anthropologie-théologie septadienne, pourtant professée dans le
même texte. Néanmoins la généalogie selon Matthieu, bien que
reprenant le style patrilinéaire des généalogies de la Genèse,
n'est pas dupe. Les cinq femmes citées dans cette généalogie
rendent absolument vaine l'obsession patrilinéaire. Marie, à la
fin, dont Joseph l'époux n'est pas le père biologique de son
enfant, subvertit la patrilinéarité de manière plus radicale encore que les quatre autres,
prostituées, étrangères ou victimes d'adultère.
Le verbe
« engendrer » rythme cette généalogie de manière
quasiment entêtante. L'engendrement, à la suite de
l'anthropologie-théologie septadienne, se rapporte à une capacité
biologique de procréation, mais désigne surtout l'adoption (donner
un nom, accueillir dans l'humanité). L'engendrement est la capacité
qui fait que l'humanité est à l'image et à la ressemblance de Dieu
(ce qui donne une raison de plus que l'engendrement ne peut pas être
limité au biologique). A chaque génération citée, il est rappelé
comment l'humanité est déjà en tant que telle incarnation de Dieu.
La
généalogie de Jésus-Christ ne décrit pas une lignée de saints ou
de héros. Elle rappelle au contraire une longue succession d'humain
qui ont été chacüne à leur tour en prise avec la difficulté d'être
humain. En particulier, Thamar et Rahab rappellent que cette humanité
est en prise avec la prostitution. Pour autant, la prostitution n'est
pas le plus vieux métier du monde, ni le mode de relation sexuelle
originelle à l'humanité. Au contraire, la prostitution est la
perversion la plus odieuse de la relation amoureuse telle que la
connaissait Adam et Eve au jardin d'Eden. Cette relation originelle et vocationnelle, les
épousailles, est la relation par laquelle Osée s'oppose de manière à la
prostitution qui l'empêche d'aimer Gomer. La tentative d'Osée
d'épouser une personne prostituée est prophétique de la tentative
de Dieu d'aimer et de sauver l'humanité. Les épousailles sont donc
une autre forme d'incarnation de Dieu dans l'humanité. Quand un
couple humain s'aime comme même chair, quand un couple vit les
épousailles, il devient prophète de l'amour de Dieu pour
l'humanité. Que Joseph soit désigné comme l'époux de Marie, au
terme d'une généalogie marquée par la prostitution, indique non
seulement que la prostitution n'est pas une fatalité, mais aussi
qu'à chaque génération, chacunë d'entre nous peut devenir épouxe
pour unë autre, et incarner l'amour de Dieu.
Le dernier
verset de la généalogie de Jésus-Christ prend alors toute sa
densité : « Jacob engendra Joseph, l'époux de Marie, de
laquelle est né Jésus, que l'on appelle Christ. » Cette
généalogie est la généalogie de l'Incarnation. A chaque
engendrement, se faisant parent pour ses enfants, l'humanité,
féminine et masculine, réalise l'image et la ressemblance de Dieu.
Face à la prostitution, chaque couple est mis au défi de vivre les
épousailles à l'image de l'amour de Dieu pour l'humanité. Jésus,
avant d'être Dieu fait Humain, est accueilli dans cette humanité à
l'image de Dieu. Accueilli parce que « né de Marie »
mais aussi parce que « on l'appelle Christ », celles et
ceux qui lui donne un nom le reconnaissent comme humain parmi les
humains.
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